Descartes était-il cartésien?
- Pascal François
- 4 févr. 2021
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 févr. 2021
Descartes était-il cartésien?
Pour le sens commun, quelqu'un de cartésien est un esprit carré et de ce fait, croit-on, rompu au raisonnement mathématique, tranchant, parfois rigide, bref quelqu'un de décidé à qui il ne faut pas faire prendre d'obscures vessies pour de claires lanternes. Or, Descartes n'était pas vraiment cartésien en ce sens. Esprit fin et subtil, homme prudent et sensible, son nom évoque des souvenirs tournant en général autour de quelques mots-clés - toujours les mêmes - le doute, le cogito, l'ordre et la méthode, l'évidence et la certitude, la liberté et la résolution, les «animaux-machines», voire la «morale par provision» ou la «preuve ontologique de l'existence de Dieu».
Ce sont certes là les thèmes centraux de sa pensée. Encore faut-il rafraîchir notre mémoire et préciser ce que ces mots recouvrent pour retrouver un peu le Descartes réel et sa pensée débarrassée des clichés et de représentations attachés à son nom.
D'abord, qui était Descartes? Un philosophe, un mathématicien, un physicien, lit-on dans les encyclopédies. Mais encore... Impossible de séparer la pensée et la vie du philosophe, l'histoire de son esprit de sa biographie. Et pourtant, la vie de Descartes, celle de l'homme qui voulait trouver un fondement stable et assuré pour toutes les connaissances humaines, se dessine en contrepoint de cette intention, jalonnée de ruptures et de revirements.
Soldat et aventurier à vingt-deux ans, philosophe et savant à trente-trois Descartes n'était pas seulement un philosophe et un savant de premier ordre, c'était d'abord un caractère. Voilà un jeune provincial de bonne famille, qui a de l'aisance et qui, bien que malingre et de santé fragile, sans doute aussi fasciné par les héros de romans, s'engage à vingt-deux ans, en 1618, dans les armées du prince de Nassau. En fait, il fuit la carrière d'avocat que son père projetait pour lui. Les effets de manche, la robe et la sécurité d'une charge, très peu pour lui! Et puis, il veut voyager. Va donc pour l'armée. A l'époque, on s'engageait facilement et la guerre de Trente Ans (1) qui battait son plein, offrait bien des opportunités pour un jeune homme voulant par lui-même «étudier dans le grand livre du monde (2)». Et, s'il n'est pas sûr qu'il ait jamais combattu, il a pu satisfaire son penchant pour les mathématiques en devenant architecte militaire. Quoi qu'il en soit, c'est à cette période que sa vocation de philosophe lui est venue lors d'une nuit fameuse et agitée : Descartes est à Breda. Il vient de démissionner des armées du prince de Nassau, n'a pas encore rejoint celles du duc de Bavière et se demande le chemin qu'il suivra en cette vie. Dans la nuit du 10 au 11 novembre, s'étant couché en ayant décidé que l'amour de la vérité allait «dorénavant faire toute l'occupation de sa vie (3)», il fut tourmenté de pensées qui le fatiguèrent de telle sorte que «le feu lui prit au cerveau, et qu'il tomba dans une espèce d'enthousiasme qui le mit en état de recevoir des songes et des visions (4)». Etrange paradoxe, le philosophe, considéré comme le père du rationalisme classique, découvre «les fondements de la science admirable» dans une nuit baroque peuplée de fantômes qui évoquent davantage Shakespeare que la raison classique. Que ressort-il de cette révélation dont on doit le récit à Baillet, son premier biographe, en 1691? L'idée essentielle de sa philosophie: faire l'unité de la science en universalisant la méthode des mathématiciens. Et, encore sous le coup de cette révélation, il s'engage à écrire le traité avant Pâques 1620 (5). Il faudra bien davantage que ces quelques mois pour réaliser cette promesse faite à lui-même.

En fait, ce n'est qu'en 1637, à l'âge de quarante et un an, que Descartes publie, sans nom d'auteur, le Discours de la méthode, ouvrage écrit pour «sonder le gué (6)». Une prudence qu'explique la condamnation de Galilée en 1633 et qui l'a conduit à renoncer à livrer au public toute sa philosophie d'un seul coup, aversion aussi et surtout pour le bruit qui risquerait de faire écran à l'essentiel: ce qui compte, ce ne sont pas les résultats, mais la manière dont ils ont été établis, la méthode suivie. Alors, a-t-on affaire à un traité de la méthode? Non pas. Descartes se contente de donner un échantillon de la philosophie nouvelle. Le Discours de la méthode est un patchwork comprenant son curriculum vitae, le récit de sa vie «comme en un tableau (7)» et l'énumération de quelques-uns des résultats auxquels il est, lui, parvenu. C'est en fait une sorte de produit d'appel. Le texte, prudent, est aussi un manifeste pour la science - on y trouve même un appel de fonds (déjà) pour la poursuite de ses recherches scientifiques (8). La philosophie complète, ce sera pour plus tard, les Méditations métaphysiques (1641) en fourniront le socle et les Principes de la philosophie (1644) seront le manuel d'enseignement de la nouvelle pensée.
Une certaine idée de la science Une chose est d'avoir la vue d'ensemble de l'édifice que l'on veut bâtir, autre chose est de le bâtir. Or, si Descartes savait à vingt-quatre ans ce qu'il voulait faire (rien moins que constituer un système des sciences en faisant fi de tout ce qui avait été imaginé et enseigné jusqu'alors), la difficulté de mener à bien cette «incroyable ambition» l'a conduit à reformuler plus tard son entreprise à peine plus modestement: «Jamais mon dessein ne s'est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi (9).» Convaincu qu'il faut enlever les masques dont les sciences sont recouvertes et les faire apparaître «dans toute leur beauté (10)», il n'a eu de cesse de travailler au chantier ouvert dans l'année 1620.
Quelles sont les règles de sa méthode?(11)
- La règle de l'évidence, d'abord, implique de n'accepter comme vrai que ce qui est clair et distinct. La règle de l'analyse invite, face à un problème, quel qu'il soit, à le «diviser en autant de parcelles qu'il se pourra».
- Puis, la règle de l'ordre ne choquera personne de sensé en stipulant qu'il faut toujours partir des notions les plus simples pour aller, par degrés, vers les plus compliquées.
- La règle du dénombrement (ou règle de la synthèse), enfin, conclut l'exposé en demandant de bien veiller à l'exactitude des énumérations.
L'évidence et l'attention L'essentiel de la méthode tient en fait dans la première règle, celle de l'évidence. Descartes l'a maintes fois répété: c'est la pratique des mathématiques qui l'a accoutumé à ne considérer comme vrai que ce qu'il pouvait concevoir clairement et distinctement. L'intellect humain possède, selon lui, deux outils pour cela (14): l'intuition, saisie directe du vrai d'un seul regard de l'esprit qui fait que chacun peut voir qu'il existe, qu'il pense, qu'un triangle se termine par trois lignes, etc., et la déduction par laquelle on saisit la vérité d'un enchaînement de deux propositions. Avec cela, tout est possible pourvu que l'on fasse attention. L'évidence cartésienne n'est donc pas de celles qui sautent aux yeux des hommes pressés.
La pierre d'angle: le cogito Si la méthode vient des mathématiques, on n'a pas tort de penser que Descartes veut mathématiser le savoir. Là encore, il faut faire attention, si l'arithmétique et la géométrie sont des «fruits spontanés de la raison (15)»: il ne faut pas confondre l'arbre et ses fruits et réduire la philosophie aux opérations du mathématicien. La méthode, c'est-à-dire le scrupule de l'évidence et l'attention au jugement, si féconde en mathématique, doit pouvoir servir à mûrir d'autres fruits. Il suffit de l'étendre à toute autre sorte de problèmes, et Descartes ne se prive pas de l'appliquer à ceux qui concernent les intérêts essentiels de la raison humaine: les problèmes fondamentaux de la métaphysique. C'est là qu'on rencontre l'autre trait essentiel de la méthode cartésienne: l'ordre. Descartes, en vérité, n'a pas inventé le cogito, le fameux «Je pense, donc je suis» auquel on résume d'ordinaire sa philosophie. D'autres auteurs ont avant lui, comme saint Augustin, formulé ce genre de proposition. Descartes est le premier à l'avoir dit, non «à l'aventure (16)» comme une vérité isolée rencontrée au détour d'une méditation, mais en en faisant la pierre d'angle de toute une construction, le premier maillon d'une chaîne ordonnée de propositions. A partir de ce principe, Descartes enchaîne, dans les Méditations métaphysiques, selon l'ordre des raisons qui, en l'espèce, est l'ordre de la recherche ou de la découverte, toute une série d'assertions fondamentales qui feront l'essentiel de sa métaphysique. Du cogito, il déduira, d'évidences en évidences, l'existence de Dieu, que les choses que l'on conçoit clairement et distinctement sont toutes vraies, la distinction réelle de l'âme et du corps... Bref, il réglera son compte à la métaphysique en lui assignant une fois pour toutes sa tâche: assurer la connaissance de tout ce que l'esprit humain peut connaître et en finir définitivement avec les fumées de l'École qui nourrissaient le scepticisme ambiant de sa jeunesse.
Sa voix parle-t-elle encore? A n'en pas douter, Descartes fut à son époque, un réformateur de la pensée dominante. Rappelons que l'obscurantisme faisait loi, le dogme religieux était la science.
On ne peut pas prétendre que les cartésiens d'aujourd'hui suivent cette voie, trop occupés qu'ils sont à suivre le courant, sans réfléchir, tels des moutons.
Le vrai cartésien s'interroge, pose des questions, suit son intuition, vérifie, recoupe les sources et donne le droit d'exister aux faisceaux de présomptions.
Il est temps que les vrais cartésiens bousculent (prudemment sans doute) les dogmes du 21°siècle
Bio 1596: Naissance à La Haye (aujourd'hui Descartes) en Indre-et-Loire. 1606-1616: Etudes chez les Jésuites à La Flèche. Rencontre Mersenne. Licence de droit. 1618: S'engage dans les armées du prince de Nassau. 1628: Règles pour la direction de l'esprit. S'installe en Hollande. 1637: Discours de la méthode. 1641: Méditations métaphysiques. 1647: Rencontre Blaise Pascal. 1649: Traité des passions de l'âme. S'installe en Suède à la demande de la reine Christine. 1650: Meurt d'une pneumonie à Stockholm.
Biblio S'il ne faut conseiller qu'une lecture, le Discours de la méthode (GF) peut être lu aussi pour ce qu'il est, non pas un traité de philosophie mais plutôt une sorte de manifeste. - Lire Descartes de Pierre Guenancia (Folio Essais): une introduction simple et claire à la pensée de Descartes.
1. La guerre ne s'achèvera qu'en 1648 avec la paix de Westphalie. Descartes a sans doute rencontré davantage de soldats que de combats.
2. René Descartes, Discours de la méthode, première partie, Vrin VI, p. 10.
3. oeuvres de Descartes, X, Vrin, p. 180.
4. oeuvres de Descartes, X, Vrin, p. 181.
5. Descartes, Cogitationes privatæ. Pensées pour moi-même, Vrin.
6. Descartes, Lettre à un inconnu du 27 avril 1637 (?), dans ?uvres de Descartes, I, Vrin, p. 370.
7. Descartes, Discours de la méthode, seconde partie, Vrin, p. 4.
8. Descartes, Discours de la méthode, seconde partie, Vrin, p. 73.
9. Descartes, Discours de la méthode, seconde partie, Vrin, p. 15.
10. Descartes, Cogitationes privatæ.
11. Descartes, Discours de la méthode, seconde partie.
12. Léon Brunschvicg, Descartes, Le Rieder, 1937, p. 22.
13. Peut-être l'opuscule de 1628, retrouvé au XIXe siècle et intitulé Règles pour la direction de l'esprit, inachevé, qui compte déjà vingt et une règles.
14. Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, Règle III.
15. Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, Règle IV.
16. Pascal, De l'esprit géométrique, dans Pensées et opuscules, éd. L. Brunschvicg, Hachette, p. 193.
Comentarios